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Le CDI du Lycée Notre Dame de Recouvrance

Politique documentaire en lycée " Toute connaissance est une réponse à une question " Gaston Bachelard

Nouvelle : "Cycle de survie"

Couverture du livre The best of Richard Matheson, Edition Victor Lavalle- © Penguin classic

Richard Mateson

CYCLE DE SURVIE

 

 

 

 

     Et ils se tinrent au pied des tours de cristal, dont les surfaces polies, telles de scintillants miroirs, réfléchissaient l'embrasement du couchant jusqu'à transformer la ville entière en lave incandescente.

 

    Ras glissa un bras autour de la taille de sa bien-aimée.

    - «Heureuse ? demanda-t-il, avec tendresse.

    - Oh ! oui, exhala-t-elle. Ici, dans notre cité merveilleuse où tout n'est à jamais que paix et bonheur, comment serait-il permis de n'être pas heureuse ?»

 

    De l'horizon, le soleil répandit sa bénédiction rose sur leur douce étreinte.

 

    Le claquement de la machine s'arrête. Il replie ses doigts comme des fleurs qui se referment et clôt les paupières. Un vin vieux, cette prose. Quel étourdissant effet sur les papilles gustatives de son esprit «J'y suis arrivé encore une fois, pense-t-il. Nom d'un petit bonhomme, j'y suis arrivé encore une fois. »

 

    Il se laisse nager dans la satisfaction, puis refait surface. Il calibre le nombre de mots, adresse l'enveloppe, y insère le manuscrit, pèse le tout, appose les timbres et cachette. Encore une brève plongée dans les vagues du délice, et en route pour la boite aux lettres.

 

Ras et     Il est presque midi lorsque Richard Allen Shaggley se met à descendre la rue silencieuse, avec son pardessus râpé. Il se hâte de sa démarche boitillante, de crainte de manquer la levée. la Cité de Cristal est du travail trop supérieur pour attendre seulement un jour. Il faut que le rédacteur en chef l'ait sur-le-champ. C'est une vente certaine.

 

    Contournant le trou géant en forme d'entonnoir où des tuyaux s'entremêlent (quand, nom d'un petit bonhomme, finiraient-ils de réparer ces sacrées canalisations ?), il clopine du plus vite qu'il peut, le cœur vibrant, les doigts crispés sur l'enveloppe.

 

    Midi, il arrive à la boîte aux lettres et cherche anxieusement du regard le facteur. Celui-ci n'est pas en vue. Un soupir de soulagement sort de ses lèvres. Le visage en feu, Richard Allen Shaggley écoute le bruit sourd que fait l'enveloppe en heurtant le fond de la boîte.

 

    Le pas traînant, l'heureux auteur s'éloigne en proie à une quinte de toux.

 

    En grinçant légèrement des dents et en pestant contre ses jambes, Al remonte d'une démarche lourde la rue silencieuse, sa sacoche de cuir pesant à son épaule fatignée. «On devient vieux, pense-t-il, et je n'ai plus de voiture. Avec ces rhumatismes dans les jambes, c'est dur de faire la tournée».

 

 

 

 

    A midi quinze, il atteint la boîte aux lettres verte et sort les clés de sa poche. Se penchant avec effort, il l'ouvre et se saisit de son contenu. Un sourire détend son visage au rictus douloureux et il hoche la tête une fois en soulevant sa casquette. Encore un récit de Shaggley. A expédier sans retard. Voilà un homme qui savait écrire.

 

    Se redressant avec un gémissement, Al met l'enveloppe dans sa sacoche, referme la boîte, puis s'en va en cheminant péniblement, sans cesser de sourire. «Ca vous rend fier, pense-t-il, de transporter ses manuscrits ; même quand les jambes vous font mal».

 

    Al était un fanatique de Shaggley.

 

    En rentrant de déjeuner cet après-midi là, peu après trois heures, Rick trouve sur son bureau une note de sa secrétaire.

 

    Il lit:

 

    «Nouveau manuscrit de Shaggley juste arrivé. Une splendeur. N'oubliez pas que R. A. le veut dès que vous l'aurez terminé S».

 

    Le visage du rédacteur en chef s'illumine de délice. Au beau milieu d'une journée au calme plat, nom d'un petit bonhomme, une manne tombée du ciel ! Il se laisse aller dans son fauteuil de cuir, tout sourire, et réprime son geste pour se saisir du crayon rouge (rien à corriger sur un texte de Shaggley !). Puis il sort le manuscrit de l'enveloppe et laisse retomber celle-ci sur la plaque de verre fendue qui couvre son bureau. Un nouveau Shaggley... quelle chance ! Nom d'un petit bonhomme, R.A. allait être aux anges.

 

    Il lit les premières lignes, instantanément absorbé, et un transport s'empare de lui. En retenant son souffle, il plonge dans le récit comme dans un océan. Quel rythme harmonieux, quel art de l'évocation ! Ce que c'était que de savoir écrire. Distraitement il frotte de la main la manche de veste de son complet pied-de-poule, pour en chasser de la poussière de plâtre.

 

    Tandis qu'il lit, le vent se lève encore, faisant voleter ses cheveux filasse, souffletant son front de vagues tièdes. Inconsciemment, il porte sa main à sa joue et suit délicatement du doigt la cicatrice qui trace une ligne livide de son menton à sa tempe.

 

    Le vent redouble de force. II gémit comme un cor d'harmonie tout en éparpillant sur la moquette détrempée des feuilles de papier aux bords jaunis. Avec un mouvement d'humeur, Rick jette un regard furieux à la fissure béante qui parcourt le mur (quand donc, nom d'un petit bonhomme, ces travaux seraient-ils terminés), puis il revient au manuscrit de Shaggley et en reprend la lecture avec une joie renouvelée.

 

    Quand il a enfin terminé, il essuie du doigt une larme d'émotion douce-amère et presse la touche d'un appareil d'intercommunications.

 

    - Un autre chèque pour Shaggley, ordonne-t-il, et il jette par-dessus son épaule la touche brisée.

 

 

 

 

    A trois heures et demie, il apporte le manuscrit au bureau de R.A. et le laisse là.

 

    A quatre heures, l'éditeur passe du rire aux pleurs tout en le lisant avec fièvre, tandis que ses doigts noueux grattent la surface irrégulière de son crâne dénudé.

 

    Le vieux Dick Allen au dos bossu tape l'histoire de Shaggley à la linotype ce même après-midi, la vue brouillée de larmes de joie sous sa visière et la gorge secouée d'une toux liquide, que domine le bourdonnement de sa machine. L'histoire arrive au kiosque peu après six heures. Le marchand à la joue balafrée la lit six fois de suite en piétinant sur ses jambes lasses, avant de se décider à contrecœur à la mettre en vente. A six heures et demie, le long de la rue, descend en clopinant le petit homme chauve. «Enfin, le repos bien gagné après une dure journée», pense ­t-il en s'arrêtant au kiosque du coin pour acheter de quoi lire.

 

    Il regarde, bouche bée. Nom d'un petit bonhomme, une nouvelle histoire de Shaggley ! Quelle chance !

 

    Et l'unique exemplaire. Il laisse sur le comptoir vingt-cinq cents pour le marchand qui n'est pas là en ce moment.

 

    Il rentre chez lui en traînant la jambe, au travers des ruines décharnées (curieux, quand même, qu'ils n aient pas encore remplacé ces immeubles consumés), et il lit tout en marchant. L'histoire est terminée avant qu'il arrive à domicile. Tout en dînant il la relit une fois encore, secouant sa tête surmontée de protubérances pour mieux exprimer son admiration devant cette merveille de poésie, cette magie de l'écriture, «Cela m'inspire» songe-t-il.

 

    Mais pas ce soir. Pour le moment, c'est l'heure de mettre de côté toutes les affaires [le couvercle sur la machine à écrire, le pardessus râpé, le complet pied-de-poule élimé, la perruque filasse, la visière, la casquette de facteur et la sacoche de cuir] chaque chose à sa place propre.

 

    A dix heures, il est endormi [et rêve de champignons. Et, au matin, il se demande une fois de plus pourquoi les observateurs, dans les premiers temps, n'avaient rien voulu voir d'autre dans le Nuage qu'un simple champignon géant].

 

    A six heures du matin, Richard Allen Shaggley, la dernière bouchée de son breakfast avalée, est à sa machine à écrire.

 

    Il commence à taper :

 

    Voici l'histoire de la rencontre de Ras avec la belle prêtresse de Shaggley, et de ce que fut leur amour.

 

Richard Matheson.

 

 

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